« J’ai remarqué que je ne peux écrire que pendant les nuits orageuses.
Le reste du temps, je suis humilié par le curseur qui s’agite fièrement sur le vide intersidéral de la page blanche, me faisant la nique comme un feu clignotant: « bon faut se lancer là mon grand, parce que je ne deviens ni rouge, ni vert hein… »
Je ressemble alors à un poète déchu, mal rasé, épuisé de ses longues nuits d’attente, parce que malheureusement, l’orage n’éclate pas toutes les nuits. Je me traîne dans l’appartement, en Marcel blanc, caleçon rayé et robe de chambre à carreaux ouverte, charentaises au pied et tasse à la main. J’observe Baudelaire, couché sur le flanc, ses quatre pattes brassant l’air frénétiquement, poursuivant chaque nuit le même rêve (à savoir, j’imagine, une bergère allemande en chaleur).
En réalité, le jour je ne suis qu’un petit employé d’imprimerie, métier terriblement terre à terre pour un esprit vagabond comme le mien. Solitaire et incompris, j’erre sans but entre les machines, opprimé par un collègue despote et infantilisé par un patron protecteur.
– Mr Davrou, l’engin a une panne d’inspiration.
– Oui, alors ce p’tit bébé là, il a deux muses: l’encre à gauche, et le papier à droite. Si tu lui donnes les deux en même temps, tu vas voir, il est tout de suite beaucoup plus coopératif.
– Non mais c’est bon chef, laissez je vais m’en occuper.
– Mais non mais non, Louis a tout suivi, n’est-ce pas Louis?
Plus fascinant encore, je semble souffrir d’une amnésie passagère et contrôlée, précisément entre le lit et le bureau: Nous sommes en pleine nuit, et le tonnerre gronde. Je me réveille, et me sens envahi par une multitudes de phrases, une succession de mots tous plus appropriés les uns que les autres. Le temps que je concède à ces propos suffisamment d’importance pour qu’ils fassent l’objet d’un allumage d’ordinateur, j’en ai oublié la moitié. Pire, entre l’énergie qu’il m’a fallu déployer pour sortir du lit, et le trajet entre ledit lit et le bureau Louis XV en merisier (bois fort agréable, bien que je crains que cela n’ait aucun rapport avec la qualité de ma prose), la plupart du temps l’orage est passé. Et sans lui, c’est toute mon inspiration qui s’envole.
Me voilà donc en train d’hurler à la lune, exécutant parfois une petite danse de l’orage tel un marabout en transe, au grand dam de mes voisins.
Parfois l’orage revient. Sans prévenir, un éclair déchire le ciel et le tonnerre gronde de plus belle. Je me précipite alors vers mon ordinateur, et tant que la pluie battante cingle mes fenêtres, je clavarde sans m’arrêter, possédé par l’esprit colérique d’un Zeus tout puissant.
Ces éclairs de lucidité capricieux ont toutefois quelques inconvénients, le premier étant la fatigue qui s’ensuit en journée:
– Louis, mon petit, décollez votre doigt du bouton vert. Une pression suffit…Et puis vous n’avez pas glissé le document sur la glace, alors vous ne sortez que des feuilles blanches…Louis, vous m’écoutez?
Après ces séances nocturnes d’une intensité rare, mes fringale sont à la hauteur de ma flemme de cuisiner. J’ai bien quelques yaourts, du lait concentré et une tranche de saucisson, mais le mélange est peu ragoûtant, et je retourne généralement me coucher le ventre vide, torturé par une faim tiraillante.
Enfin, et c’est bien là le problème le plus handicapant, systématiquement, je ne sais comment, ma voisine sent (guette, espionne, entend?) que je suis levé, et débarque avec une assiette de biscuits infects.
– Encore une insomnie Mr Louis?
– Madeleine, il est cinq heures du matin…
– Justement, personne ne devrait être privé de sommeil à une heure si matinale. Je vais vous faire une tisane.
– Mais je ne veux pas me rendorm…
-…Ts ts ts! Un peu de chaud dans le coco et hop, au dodo!
Généralement, l’apparition de Madeleine a pour conséquence de couper court à tout élan d’inspiration, que l’orage gronde encore ou qu’il se soit déjà éloigné. Sa simple présence est une antidote à ma divine création. Ainsi l’orage me fait agir, ce qui, en soit (et c’est inexplicable, presque surnaturel) fait agir Madeleine, ce qui (et la boucle est bouclée) m’empêche d’agir. Voilà l’équation dont je suis victime et que seul un déménagement saurait régler. »
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